En lançant ce site, je voudrais rendre hommage à Lilian Silburn pour son apport fondamental aux études sur le Shivaïsme du Cachemire en partageant cette préface à la récente réédition de son livre-phare sur l’expérience de la Kuṇḍalinī. Pour approfondir la connaissance de cette chercheuse d’absolu qui m’a inspirée depuis le début de mes recherches, on peut télécharger la notice que je lui ai consacrée dans le Dictionnaire des Femmes Mystiques.

Préface de Lilian Silburn, La Kuṇḍalinī. L’énergie des profondeurs, Les Deux Océans, Paris, réédition, 2020.

 La réédition d’un livre est toujours un heureux signe car cet événement augure d’un nouvel élan pour la vie de l’esprit. Il nous est ainsi offert, grâce à cette heureuse initiative, de redécouvrir un ouvrage qui fit date dès sa parution et reste aujourd’hui d’une actualité vibrante. S’il aborde un aspect crucial de la pensée indienne, il possède également une portée universelle dans la mesure où il concerne l’expérience spirituelle et mystique. Publié en 1983 par l’indianiste Lilian Silburn (1908-1993), directrice de recherches au CNRS, il fut traduit en anglais sous le titre « Kundalini, the Energy of the Depths » en1988 (SUNY Press). Depuis lors sont parus de nombreux livres sur la Kuṇḍalinī.
Selon la symbolique hindoue, cette Énergie puisant aux sources de la vie cosmique, se manifeste comme une puissance « serpentine » s’élançant dans le corps subtil, le long de l’axe médian : la Kuṇḍalinī n’est autre que la Conscience-énergie universelle, présente en chaque être vivant. Ce thème primordial du Tantra éveille aujourd’hui un vif intérêt, mais de manière souvent imprécise et parfois même dévoyée. C’est pourquoi ce livre de Lilian Silburn tient dans cette forêt une place éminente, à l’image du pilier central dans les temples hindous.

 Afin de fournir un socle valide pour s’aventurer à la découverte de cette mystérieuse Kuṇḍalinī, Lilian Silburn a recueilli dans ce livre les extraits les plus significatifs parmi les textes-sources sanskrits, qu’elle a traduits et commentés. Elle aborde, au fil des chapitres, cette réalité à la fois cosmique et humaine, en ses divers aspects, avec sa rigueur intellectuelle coutumière, mais également, à la lumière de son expérience, chose rare et précieuse. Sa démarche s’inscrit ainsi dans le droit fil des plus prestigieux maîtres du Cachemire, reconnus pour leur approche pleine d’acuité sur la réalité, illuminée par leur expérience de l’unité et de la plénitude vécue.

Le lecteur pourrait à juste titre se demander quels sont les critères d’une démarche authentique aux yeux de ces maîtres. Remontons le temps d’une dizaine de siècles. Selon Abhinavagupta (maître shivaïte lui-même auteur de textes essentiels sur la Kuṇḍalinī), toute connaissance véridique repose sur trois éléments : les textes-sources, la transmission et l’expérience.

 Dépositaire d’une transmission authentique, animée d’une quête spirituelle et intellectuelle inextinguible, Lilian Silburn, auteur de nombreux livres de référence sur le Shivaïsme du Cachemire, fut sans doute l’un des rares chercheurs occidentaux, à répondre à ces trois critères : une remarquable connaissance des textes-sources qu’elle lisait couramment en sanskrit, ainsi qu’un véritable chemin de transmission et d’expérience parcouru auprès d’un maître véritable. Pénétrer le sens caché de tels écrits, relatifs aux mystères de la Kuṇḍalinī, comme à d’autres aspects de la vie mystique, requiert de toute évidence une qualification particulière. Seul un guide chevronné, ayant déjà arpenté des terres quasi-inconnues, peut aider celui qui désire tenter le voyage. Et, dans ce domaine si particulier, aucun livre, même écrit par qui posséderait l’expérience, ne saurait remplacer la présence vivante d’un guide. Pour ceux qui, sans suivre ce chemin, aspirent toutefois à discerner la nature de la Kuṇḍalinī comme réalité et expérience, cet ouvrage qui invite à cheminer parmi les sources, même obscures, peut se révéler une aide précieuse.

Autre valeur essentielle de ce voyage, la découverte de paysages nouveaux : les traductions présentées par Lilian Silburn sont d’autant plus précieuses qu’elles demeurent pour la plupart inédites. Elles relèvent, pour l’essentiel, du Shivaïsme tantrique du Cachemire avec Abhinavagupta (Xe-XIes.), ainsi que de la tradition des Nāthayogin, avec Gorakṣanātha (XIIes.). L’un des intérêts majeurs de cette étude consiste dans les différences que présentent ces textes du Shivaïsme cachemirien avec les traités de yoga plus connus.

Prolongeant les versets originels, les commentaires de Lilian Silburn sont indispensables pour en éclairer le sens. Sans ces derniers, de simples traductions, fussent-elles parfaites, resteraient en effet hermétiques au plus grand nombre. D’autant que ces textes, traditionnellement réservés à un contexte initiatique, usent d’un langage « crépusculaire », afin de ne pas dévoiler imprudemment leurs secrets à ceux qui pourraient en faire un usage limité à leur propre profit.

Par tous ces aspects, ce livre dévoile, sur un sujet si délicat, un exceptionnel champ de connaissance. Sa grandeur réside tout particulièrement dans le fait qu’il ne se réduit pas à une étude de spécialiste mais laisse transparaître le sens profond de ces antiques paroles, reliant au cœur même de l’expérience. Une telle approche tient à la personnalité intense/ardente de l’auteur car Lilian Silburn fait figure de pionnière dans le domaine de l’indianisme occidental. Après la soutenance, en 1948, de sa thèse d’état intitulée Instant et cause, qui demeure aujourd’hui encore une référence internationale, elle rejoignit l’Inde, et fit dès lors de longs séjours au Cachemire afin de bénéficier de l’enseignement de Lakshman Joo (Swamy Laksman Brahmacarin).

Grâce au livre de Jacqueline Chambron intitulé Lilian Silburn, une vie mystique, paru en 2015, il est aujourd’hui possible de connaître la vie intérieure qui a sous-tendu l’activité littéraire et scientifique de Lilian Silburn. Les multiples extraits d’échanges avec son maître spirituel, Radha Mohan Lal Adhaulya (soufi de Kanpur), ses notes personnelles, permettent de saisir la puissance d’un engagement sans concession, dans un chemin d’expérience et de transmission qu’elle s’est attachée à perpétuer. De toute évidence, par cette dimension exceptionnelle, l’auteur transmet à l’écriture une vibration permettant au lecteur « doué d’un cœur » (sahṛdaya), de percevoir intuitivement, dans la trame des mots, quelques résonances subtiles.

Étant donné la richesse foisonnante des thèmes abordés dans La Kuṇḍalinī, le lecteur désireux de parfaire sa recherche pourra se plonger dans les autres traductions et commentaires de l’auteur : textes fondamentaux du Shivaïsme du Cachemire, ouvrages collectifs (Bouddhisme, etc.)

On peut se demander aujourd’hui, quelle ardente soif de connaissance, quel besoin de transformation nous amène, une fois encore, à tourner nos regards vers l’Inde ancienne. Connue depuis toujours pour son art de l’intériorité, ses techniques de méditation ou ses pratiques du souffle…, la civilisation indienne conserve dans ses mémoires d’inestimables trésors qui continueront de se dévoiler et de surprendre par leur efficience insoupçonnée.
Cependant, en cette apparente diversité, un même horizon est visé, celui de l’expérience de la Vie universelle au cœur de soi. Parmi les multiples cheminements vers la plénitude ou l’illumination, proposés en Inde, figure celui de la Kuṇḍalinī conçue comme souffle intérieur ou énergie spirituelle. Dans la mesure où il se gardera de toute vaine recherche visant des pouvoirs surnaturels, ce chemin d’expérience si particulier consistera à réaliser ici-même, en ce champ de vie, fait de corps-souffle-conscience, la jonction terre-ciel, corps-univers, humain-divin.

Ce livre, comme toute l’œuvre de Lilian Silburn, signe son immense contribution à la connaissance de la pensée indienne, mais il témoigne aussi d’une intention d’aiguiller ceux qui sont en recherche vers une autre perception de la réalité. Il s’achève ainsi sur un verset de la Mahārthamañjarī rappelant que de l’espace du Cœur fulgure la vibration de la Conscience-énergie, symbolisée par la Kuṇḍalinī :
« L’arbre céleste aux branches puissantes de la prise de conscience existe (déjà) tout poussé dans la résidence du Cœur. Il a pour fleurs la jouissance radieuse, pour fruits la jubilation éclatante du bonheur sans mélange. »